dimanche 9 janvier 2011

INVITATION SONORE : LE TRAIN

Se laisser porter par le bruit du train...
A partir d'un enregistrement de bruits de train, écrire un texte libre sur ce qu'ils évoquent.

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Elle ferme les yeux. Et le train magicien ouvre les cordes du temps.
Il est le serpent primordial qui a créé le monde.
Sous ses yeux naissent la terre, le ciel, les champs, les arbres, l'horizon, les villes, les villages, les
collines, les maisons, et les gares et les chemins et les vaches aux grands yeux étonnées et les
moutons, et les chevaux et les oiseaux.
Et tout se fond, se mélange, se répond, file à toute allure.
Elle ne pense à rien Elle se laisse porter. Elle se laisse bercer..Elle se laisse emmener.
Elle flotte dans le ventre du reptile qui l'emporte.
Tout est blanc, la terre et le ciel. Seuls quelques corbeaux ponctuent de noirs les champs enneigés.
Dans leur gangue de givre les arbres prient le ciel qu'un clocher ça et là déchire.
Elle oublie tout, et le jour et l'heure, et le mois, l'année. Et l'hiver , pourtant si beau à voir au chaud
derrière la vitre.
Elle rêve d'un voyage qui ne finirait pas.

Laurence Benedetti

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Comment les choses ont-elles pu en arriver là ? Elle se le demande encore, bien des années après.
Ils étaient encore petits. Quel âge ? Moins d'une dizaine d'années, huit et neuf ans, sans doute.
Elle devait les mettre au train pour les envoyer huit jours chez sa sœur France en Normandie.

Ils y montent tous trois, elle les installe. Ils sont heureux de partir. Elle s'attarde auprès d'eux, bavarde, regarde les gens et oublie tout : le lieu, l'heure, le temps.
La porte se ferme d'un claquement bref. Elle n'a pas sauté. Elle est dans le train. Prisonnière...


Elle se traite de tous les noms. Que faire ? Les enfants ne sont pas contents. Ils croyaient être débarrassés de leur mère quelques temps. En plus, elle n'a rien : pas de bagage, ni de livre pour tromper le temps, que son impatience et sa colère.
Respirer, se calmer, endurer. Faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Les passagers s'apitoient gentiment, chacun y allant de son anecdote. Elle grince des dents, rongeant son frein. Deux heures à tuer en face de ses geôliers qui râlent.
-                    Aussitôt là-bas, tu t'en iras, hein ? Pour une fois qu'on pouvait être tranquilles !
Elle ne répond pas. Elle ne regarde pas le paysage.
Ce train l'angoisse. Il l'éloigne de tout, d'elle, de sa vie. Elle pense à Ascenseur pour l'échafaud. Cette machine lui roule sur le cœur. Elle lui enfonce les côtes, le foie, la rate.
Envie de gémir, de vomir.
Elle se lève pour bouger, pour tenter de chasser l'oppression. Elle traverse plusieurs wagons. Quel roulis. Elle tangue, se cramponne. Son mal de cœur augmente. Elle revient à sa place.
Un contrôleur passe : il la regarde d'un drôle d'air quand elle raconte son histoire.
Les passagers ont des sourires béats. Ils absorbent le paysage avec fascination. Ils doivent se changer les idées, quitter leurs soucis, leur vie, rompre avec quelque chose ou quelqu'un... En tout cas, ils ont l'air de se sentir libérés.
Elle ne décolère pas.
L'idée de voir sa sœur ne lui fait même pas plaisir. Le train l'envahit toute. Il la possède comme un amant brutal. Son rythme lancinant se moque d'elle : Ta ta ta ! Ta ta ta ! C'est bien fait ! C'est bien fait !
Pas moyen d'y échapper. Entité mortelle et délétère. Il veut sa peau. Les gens regardent ailleurs, les enfants aussi.
Elle se rebelle mais ce n'est qu'intérieur :
-                    Je ne suis pas là ! Je n'existe pas ! Oubliez-moi !
Comment s'échapper ? Où se réfugier ? Fermer les yeux ne sert à rien.
Ta ta ta ! Ta ta ta !
N'avait-elle pas droit à un peu de liberté, loin de ses petits monstres qui lui sucent le sang jour après jour, voraces et impitoyables ?
Pourquoi ne pourrait-elle pas vivre quelques heures loin d'eux ?
Quel est son pêché ?
Son pêché ? Elle a oublié l'heure tout simplement. Elle était ailleurs. Elle pensait à autre chose.
-                    Tu n'habites pas cette terre, lui disait sa sœur.
Et les autres, plus tard, les "fins psychologues" :
-                    Tu n'es pas dans l'ici et le maintenant.
La barbe. Elle est dans le monde qu'elle veut. Elle revendique ses rêves et tant pis si elle hait cette époque où tout va si vite, où les machines dévorent l'humain.
Elle se rêve avant.

Le train a fini par arriver. Rapide comme l'éclair ? Lent comme une tortue. Elle est bien décidée à le reprendre, en sens inverse, non s'en s'être acheté un livre à la gare.
Elle descend sur le quai de Caen avec les enfants qui courent devant, cherchant leur tante.
Personne. Où est passée sa sœur ? Ce n'est pas son genre d'être en retard.
Elle sort sa carte téléphonique. Elle appelle. On décroche. On répond. Elle répond !
-                    Ben alors, France !
-                    Belle-Doette ? C'est toi ? Ca va ? Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu m'appelles ?
-                    Tu rigoles ou quoi ? Je te signale que je t'attends avec les enfants à la gare !
-                    Quoi ?
-                    On vient d'arriver. T'as pas décanillé ?
-                    J'comprends rien à ce que tu me racontes. Il n'a jamais été question que je vienne !
-                    Il n'a jamais été question que tu me gardes les gosses huit jours ?
-                    Ben non !
Ça y est, elle devient folle. Elle n'entend plus rien. Quand a-t-elle décidé de lui laissé les enfants ? Quand l'a-t-elle eu la dernière fois au téléphone ? Ou bien quand se sont-elles écrit pour la dernière fois ?
Elle serre le téléphone dans sa main comme une forcenée.
-                    Belle-Doette ! Tu es toujours là ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Si elle le savait. Elle bredouille.
Sa sœur s'affole. Elle la sent paniquer à l'autre bout du fil.
-                    Ecoute, reste là. Je prends la voiture. J'arrive. Attends-moi dans la salle d'attente.
Le téléphone lui tombe des mains. Elle se sent sans force. Exsangue. Elle a l'impression que le sang se retire de son corps et tombe goutte à goutte à ses pieds.
S'asseoir.
Elle se traîne jusqu'à la salle d'attente, suivie d'enfants braillards.
-                    Alors c'est quand qu'elle vient, France ?
Elle les regarde sans les voir. Un brouillard devant les yeux.
-                    Elle arrive. On l'attend.
Elle ne voit plus rien. Elle devient aveugle. Elle s'affaisse sur le siège inconfortable. Elle a envie de s'évanouir.
Elle rêve, un vilain rêve, elle va se réveiller.
Ou alors, elle déraille. C'est ça, ce ne sont pas les trains qui déraillent, c'est elle.
Elle dit à haute voix :
-                    J'ai quitté la voie.
Elle rit. On la dévisage, elle ne voit personne.

Sa sœur arriva en catastrophe. Elle lui prit les enfants. Le temps de son séjour à l'hôpital. Car il lui fallut bien revenir sur terre, dans l'aujourd'hui du temps, dans l'ici et le maintenant, comme ils disent, les fins psychologues.


Bernadette Behava

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