mercredi 10 novembre 2010

PORTRAIT

"Victor a disparu depuis dix jours. Le jeune garçon, âgé de 9 ans, mesure 1m35, a les cheveux châtain clair très courts et les yeux verts.
Il a été vu la dernière fois le 23 novembre en fin d'aprés-midi, sortant du gymnase Alain Fournier à Paris XIVe où il pratique le hand-ball.
Il portait un jean noir, un blouson bleu ciel et des baskets grises de marque Puma."


Faire le portrait de l'enfant disparu.

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La compagnie des autres enfants semblait lui être parfaitement indifférente. Mais je ne le crois pas.
Les enfant peuvent être méchants entre eux vous savez. Je crois que Victor s'en protégeait
beaucoup. Son indifférence apparente c'était plutôt une carapace.
Il dessinait aussi, énormément. Des dessins de mer bleue pleine de poissons multicolores, de grands
ciels et de soleil rouge.
Ah oui! Il aimait chanter! Il chantait d'ailleurs très bien. Une voix juste et claire.
Quand il est arrivé dans ma classe, je n'ai pas entendu le son de sa voix de plusieurs semaines;
C'était son regard qui parlait.
Ses yeux pouvaient brusquement comme la mer avant la tempête passer d'un vert étal à un gris
orageux.
Je ne l'ai vu pleurer qu'une seule fois. Jamais je n'ai su pourquoi.

L. B.
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Dans la classe de Mademoiselle D., rien ne permettait de remarquer Victor, à part ses yeux d'eau et de mystères. Ni plus petit, ni plus grand que la moyenne ; ni plus sage, ni plus agité que les autres. D'honnêtes résultats scolaires mais sans plus ; une discrétion aimable et souriante. Dans la cour, Victor se prêtait volontiers mais distraitement aux jeux de ses camarades de classe. Camarades qui appréciaient sa compagnie mais ne se rendaient pas toujours compte de son absence et ne cherchaient jamais à le rattraper lorsqu'il s'échappait du groupe, sentant bien qu'il n'y avait nulle place pour eux dans son monde de rêves.

Audition d'une des institutrice de Victor. Classe de CP

Je n'oublierai jamais le jour où Victor est entré pour la première fois dans ma classe.
Il a planté ses deux yeux verts dans les miens puis, lentement ,comme deux lasers lumineux , ils ont
balayé la pièce en s'attardant sur chaque visage.
Brusquement, il a lâché la main de son père et, sans un mot, décidé , est allé s'asseoir à la place
qu'il s'était choisi.
Celle, prés de la fenêtre.
Ce fut ma première rencontre avec lui.
L'école l'ennuyait indéniablement, mais il avait compris ses exigences et faisait les efforts
nécessaires pour s'y plier.
C'était un élève appliqué, intelligent. Mais les notes bonnes ou mauvaises semblaient n'avoir
aucune importance pour lui.
Quand il s'ennuyait trop, il se tournait vers la fenêtre, son éternel crayon mâchouillé, ébouriffé
comme un épouvantail dans la bouche, et regardait le ciel.
C'était un enfant solitaire. Je l'ai souvent observé dans la cour, pendant les récréations. Je ne l'ai
jamais vu jouer avec les autres.
Il marchait en rond, en marmonnant, absorbé dans un monde dont lui seul avait la clef.
Quand un jour je lui ai demandé ce qu'il faisait à marcher comme ça en rond . Il m'a répondu
comme une évidence « Je pense »
Victor, il vivait sur sa planète. Quand je le regardais je pensais à ce poème de Claude Roy ,
l'enfant dans la lune

L'enfant qui est dans la lune pourquoi le déranger. La lune est un endroit d'où l'on voit mieux.
Victor n'avait pas d'ami ce qui ne semblait pas l'attrister ; il donnait l'impression de vouloir garder à distance le tumulte extérieur. D'ailleurs, il préférait par-dessus tout rester seul dans sa chambre. Ni ses parents, ni ses frères, ni ses copains n'étaient bienvenus dans son domaine. À chaque intrusion, il glissait prestement sous son lit ce à quoi il était occupé.
Ses parents vaguement inquiets de son isolement, l'avaient poussé à faire du sport "c'est bon pour la santé!", et puis ils espéraient que la pratique d'un sport collectif l'aiderait à sortir de sa coquille. Bien évidemment, Victor ne s'était pas rebellé et avait consenti à satisfaire ses parents ; mais sitôt de retour de l'entraînement, il s'enfermait de nouveau dans sa chambre.
Quand, le 23 novembre, ses parents ne l'ont pas vu rentrer du gymnase, ils ont d'abord pensé, avec un certain plaisir, qu'il s'était fait un copain.
L'inquiétude a commencé à poindre quand à l'heure du repas Victor n'avait toujours pas donné de nouvelles.
Les parents se sont alors rendus à la salle de sport pour vérifier si leur fils avait bien participé à l'entraînement de l'après-midi. Le jeune homme chargé de l'équipe de hand-ball leur a certifié que Victor avait bien quitté le gymnase à seize heures. Il l'avait remarqué, se demandant ce qu'il pouvait bien transporter dans son sac de sport qui avait l'air si lourd et si volumineux.
De retour chez eux, Monsieur et Madame C. se sont rués dans la chambre de leur fils. Le sac de sport devait effectivement être lourd et encombrant : la penderie était presque vide de vêtements.
Désespérés, inquiets, sous le choc, ils se sont assis en silence sur le lit en se demandant ce qui avait bien pu traverser la vie apparemment si sage et si calme de leur fils pour qu'il parte sans crier gare. Ils commençaient à regretter de ne pas s'être soucier davantage de ce petit garçon un peu trop rêveur, un peu trop docile qui savait si bien se faire oublier.
Subitement, le père se pencha sous le lit et découvrit ce qui occupait le gamin depuis des mois : un atlas, des cartes ainsi que le journal tenu par le grand-père et sa casquette de marin qu'ils avaient retrouvée l'an dernier dans le grenier de la vieille maison de famille où ils passaient leurs vacances.
Victor était-il parti sur les traces de son aïeul ?

Françoise Bourdon

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La fuite

Il n'a pas eu de problèmes pour ne pas se faire repérer. Malin comme un singe, qu'il est. Il avait préparé son coup depuis longtemps.
Il se voit à la télé et rigole. La France, c'est comme l'Amérique : maintenant, on déclenche très vite les recherches. Si on ne te trouve pas très tôt, on te voit enlevé, violé ou tué. Et tout le monde chiale déjà.
Ça le fait marrer.
Ça va se tasser bientôt, se dit-il en voyant défiler les images de keufs, de clébards, de types de tous poils qui l'appellent à tous les échos.
-         Tout ce ramdam ! J'suis pas le Président de la République, quand même ! Ils ont du blé à foutre en l'air !
Ce n'est pas possible, on parle de quelqu'un d'autre. C'est lui, cette tronche de bagnard, avec ces yeux creux ? On croirait qu'il sort de taule, la honte... Et on lui donnerait quinze ans... Quant à sa dégaine sur la photo retransmise, n'en parlons pas. Trop chiadée. Ça c'est sa mère (heureusement ce n'est plus le cas maintenant). Il a des habits plus cool.
Pas étonnant que les autres aient voulu lui chourer ses marques à l'école ! Quelle idée cette chemise bleue ! Il n'y a que sa mère pour avoir ces idées de bourge...
Sa voix sucrée :
-         Comme ça te va bien au teint, ce bleu ! Tu seras le plus beau de ta  classe !
La bouffonne !
Trop d'attention sur les fringues dans cette famille. Trop d'attention sur tout d'ailleurs : la déco, la bouffe, les domestiques, les cabots.
Tous des maniaques, pas un pour racheter l'autre.
Pas étonnant que son père ait tiré une autre pouffiasse, il les a vus, l'autre soir, dans le couloir. Elle n'est d'ailleurs pas mieux que sa mère, avec ses yeux globuleux : les adultes, ça fait toujours n'importe quoi. Et ça a toujours le feu aux fesses.
-         Mon mignon, mon chéri, mon trésor !
Les mots de sa mère sont écœurants comme du chamalow, collants comme du chewing-gum. Il a envie de lui cracher à la gueule quand elle le serre ainsi en ronronnant contre lui comme une chatte en chaleur.
Que les mères peuvent être connes !
Son père aussi est un bouffon ; il ne e voit qu'à table et c'est déjà trop.
-         Victor, tiens-toi droit ! Victor, sers-toi de ta fourchette ! Victor, ferme la bouche en mangeant !
Qu'il aille se faire mettre avec ses conseils à la con. À lui aussi, Victor aurait envie d'envoyer des glaviots. Mais il se retient. Quelque chose lui dit que ce n'est pas dans son intérêt.
Non, le mieux, c'est de se barrer.
Sa sœur aussi en tient une couche. Toujours la larme à l'œil. Trop petite, trop ronde; évidemment la greluche passe son temps à s'empiffrer de gâteaux, ça n'arrête pas.
-         Maman, Victor m'a traité de nunuche ! Maman, Victor m'a pincée !
Quelle gourdasse ! Mais les parents ne font même pas attention à elle;
-         Arrête, Carole ! Cesse de te plaindre ! Et fiche la paix à ton frère !
Qu'est-ce qu'elle peut se ramasser ! À lui, ça ne lui fait même pas plaisir qu'on ne l'engueule pas.
Il adore lui pincer les cuisses. Sa peau molle et grasse roule sous ses doigts. Elle est couverte de bleus. Ça les darons ne le savent pas. La pouffiasse joue les pudiques dans la salle de bains.
Victor ne craint rien ni personne. Tout le monde le dégoûte dans cette famille. Il lui semble que c'est comme ça depuis toujours. Il ne s'est jamais senti à sa place. Déplacé est le mot. Étranger convient aussi assez bien; et pourquoi pas otage, tant qu'on y est : des bisouillages et pelotages de sa mère, de la raideur pincée de son père, des cucuteries de sa sœur.
En a-t-il rêvé de cette liberté qu'il savoure maintenant chez Laurent.
Avec lui, c'est d'la balle. Internet permet des discussions que l'on ne peut jamais avoir avec les parents. Trop ringards. Il suffit de fermer sa porte et d'inventer un bobard, dire qu'on est occupé à ses devoirs de classe et ils vous foutent une paix royale : vous pouvez être sûr alors qu'ils ne vous feront pas de quenelles.
Laurent lui avait fait confiance, Laurent s'était intéressé à lui, Laurent lui avait même donné son adresse. Il avait su où aller et il avait été bien reçu. Laurent l'avait aidé : ce mec tranquille l'avait ambiancé. Victor savait qu'il aurait été incapable de lui mettre une courgette. Le secret demandé n'avait pas été bien difficile à tenir. Il ne voulait plus jamais remettre les pieds chez lui, point barre. Ses parents lui foutaient trop le seum. Si avec sa mère c'était Fleury, avec son daron c'était Alcatraz. Avec Laurent, aucun blème à l'horizon.
Laurent était plus vieux mais lui, au moins, n'était pas à l'ouest. Il savait tout, avait réponse à tout. Avec lui, ça déchirait grave.

Victor l'attend, assis sur le canapé. Dans la journée, il a l'appartement pour lui tout seul;
-         Tu peux ce que tu veux, lui avait dit Laurent avant de partir. Tiens voilà des films que je te conseille : tu peux les visionner en mon absence. Tu verras, ça tue !
Il les avait laissés sur la table basse devant Victor. Une dizaine à peu près.
Victor est crâne. Victor n'a peur de rien, Victor est prêt à tout pour Laurent qui lui fait confiance. Il regarde les films, une sensation bizarre au creux de l'estomac. Le soir, Laurent l'interroge.
-         Alors, ça t'as plu ?
Victor n'ose rien dire. Il rit en regardant un point fixe derrière Laurent.
-         Plus tu en verras, plus tu kifferas, lui avait dit Laurent. Tu t'ouvres à la vraie vie.
Victor n'avait pas répondu. Il avait continué. Il se sentait bizarre. Son corps fourmillait. Il était sollicité par mille pointes de velours. Il se tortillait sur le canapé.
-         Un jour, quand tu seras prêt, je te ferais connaître d'autres choses.
Victor n'avait rien osé lui demander.
Laurent lui avait ébouriffé les cheveux, mordu l'oreille. Les joues de Victor étaient devenues rouges.
Aujourd'hui, Victor attend Laurent. Il sait que ce soir ne sera pas comme les autres. Il ne sent plus son corps et en même temps, il lui semble trop sensible.
Ça doit être ça, être prêt.
Victor attend Laurent. Il entend la porte d'en bas qui claque. Il pose les mains sur ses genoux.
Une appréhension folle monte soudain en lui.

Bernadette Behava

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