lundi 14 février 2011

MARABOUT

Visions, prédictions, solutions... Que vous inspire ces promesses marabouteuses ?

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Ligne 9. 18 h 30.

J’ai réussi à m’asseoir. Ouf.

À ma droite deux grosses cuisses qui ont bien du mal à se contenir dans l’espace qui leur est normalement réservé.
Stoppées par la paroi d’un côté, elles n’ont d’autre choix que de s’abandonner contre ma jambe. Elles se trémoussent en cadence.
À ma gauche, un dos et son sac. Il est debout dans l’allée. Collé-serré. Ce postérieur pourrait sembler confortable. Mais non.
Au rythme des départs et des arrêts, il ballotte et tente d’entamer une petite valse avec mon crâne. Nous n’avons pas même pas été présentés…
Devant moi, un pantalon bien propre sur lui. Le tissu est beau, le pli est parfait. I phone en action, les mains sur les genoux, toutes à leur nouvelle technologie, le pantalon se balance. En cadence.
Le quatrième compère est sonore. Ca lui sort des oreilles. Elles donnent le tempo.
Tam-tam tapageur. Pétarade sonore à contre temps.

Je suis bercée, il fait doux. Je pourrais presque ronronner.
Ce n’est pas si simple.

Il y a comme un mouvement perpétuel.
Ça va, ça vient.
Ça entre, ça sort.
La position se modifie et s’adapte.

Je me demande qui est le maître de ballet.
1, 2, 3. Mon cavalier au sac à dos s’éclipse. Finie la bourrée qui se voulait amicale. C’est déjà ça.
Il me reste le quadrille et ses pas chassés au gré de ce rythme agaçant diffusé par le maestro de la banquette d’en face.

Je lève les yeux.
Quand même… Ils ont tous une drôle de tête.
Ils sont tristes, l’œil terne.
Ils sont seuls, le cœur en berne.
Ils sont flasques.
Corps mou, visage crispé, mains agrippées.
Ils ont mal.

Ils ne sont pas folichons mes compagnons de voyage.
À chaque arrêt, je guette la surprise. Je ne sais pas moi … un sourire, un éclat, une petite fantaisie, mais non c’est toujours un gris qui remplace un autre gris.

Au secours ! C’est qu’ils pourraient tous me refiler leur virus. Ça colle à la peau ce truc-là. Et pour s’en défaire …
Remonter à la surface. Il n’y a que ça. Allez… prochaine station.

Je m’extirpe des grosses cuisses, j’enjambe le pantalon bien propre sur lui, je joue des coudes et m’éloigne du dj.
Enfin la porte. J’y suis. Le train stoppe. Et là, j’ai beau lever le loquet. Rien.
Pas de panique. Ça s’ouvre toujours. Mais pendant un moment je n’en suis pas si sûre. Derrière ça pousse. Ça râle. Comme si je le faisais exprès !
Et tout à coup, hop. Ouverture. Expulsion.
Inspiration.

Avaler les couloirs. Droite, gauche. Il fait chaud.
Escalier. J’y suis presque. Le flot. Suivre le flot.
Enfin les dernières marches. Ne pas glisser. Atteindre la surface.
Je respire enfin !
De l’air.

Devant moi un homme. Grand. Noir. En boubou. Le chapeau, l’écharpe et tout et tout. Impérieux.
« Grand professeur DIA KEBA » me tend un prospectus.
« Célèbre medium marabout. Voyant réputé, sorcier héréditaire,
20 ans d’expériences. Résultats rapides, capacités étonnantes, Pour votre vie quotidienne, familiale ou professionnelle.
Quels que soient vos problèmes, contacter vite ce grand marabout. Succès dans vos différentes entreprises. Crise conjugale, succès face aux activités. Vaincre la peur. Complexes physiques et moraux.
Spécialiste de l’aide au retour de l’être cher quel qu’il soit, même pour les cas urgents ou désespérés. »


La voilà  la surprise…
Marabout, bout d’ficelle,
Mais qu’est ce que tu fais là ?
À cette heure, en plein ciel.

C’est urgent et désespéré.
Mais c’est en dessous que ça se passe.
Ils sont totalement dissouts, bourrés d’angoisse.
Lâche ton allure hautaine, il te faut plonger
C’est en bas que ça peine, tu vas halluciner.

Je me demande ce que tu fais là,
Occulte Voyant.
En surface.

Laure Stichelbaut

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Lili

Elle était venue me voir, affolée.
-          Viens avec moi ! J'aime pas y aller toute seule.
Ma voisine, Lili, est adorable et très naïve. Elle s'emballe pour un rien.
Elle est allée voir un marabout plusieurs fois et brûle du désir de m'y emmener.
Elle ne me connaît pas. Elle me croit comme elle. Ça ne fait rein. J'ai accepté, par curiosité.

Paris, porte de Pantin.
Un immeuble crade de chez crade. Des odeurs inénarrables. Les escaliers glissent. Ça crie à tous les étages.
Cela n'arrête pas Lili. Je la suis en maugréant.
Petite pièce, encombrée, sombre. Vague odeur de... d'encens ? si seulement...
Lili sort ses photos et se met à récriminer sur sa fille et son fils qui lui posent bien des problèmes. Le marabout est assis en tailleur devant nous qui sommes chacune sur un pouf. Je suis mal. Je n'aime que les dossiers et j'ai l'impression que tout est gluant. Je ne sais comment me mettre. Je pose les mains sur les genoux.
Mais que fait le marabout ?
Il hoche la tête d'un air grave, à chaque phrase pleine d'émotion et d'espoir de Lili.
Ça dure assez longtemps. Je m'ennuie. Déjà que je m'ennuie vite en temps normal. Au bout d'une bonne vingtaine de hochements de bonnet, il sort d'un tiroir, gravement, une espèce de pavé brun et le tend à Lili.
-          Solution à tous vos problèmes. Vous mettre ça sur le corps. Vous, pas vous laver. Trois jours.
Je le regarde, horrifiée. Une espèce de savon noir ?
Je m'attends à ce que Lili pousse des cris d'orfraie. Rien. Je me tourne vers elle, essayant d'attirer son attention. Macache bono. Elle fixe, bouche ouverte, le marabout comme si elle l'idolâtrait. Je ne l'ai jamais vue comme ça. J'ai envie de la pincer. Non. Tant pis. Je me réserve pour plus tard.
Mais la séance n'est pas finie. Il lui demande des photos de ses enfants. Elle les lui donne.
En sortant, comme je la raccompagne en voiture, je l'apostrophe. Et que si et que ça, elle s'est fait avoir, 500 F pour un savon qui pue, qu'est-ce qu'elle espérait, et puis d'abord, s'il avait des pouvoirs, il ne vivrait pas dans ce taudis.
Elle objecte, timidement :
-          Il m'a dit que ça ne marchait pas sur lui. Il n'y a que les autres qu'il peut aider.
-          Aider, aider !
Et me voilà repartie dans mes récriminations. Je suis vraiment en colère. Lili est ouvrière chez Roche, elle souffre mille morts au travail, confinée toute la journée dans une cabine aseptisée. Elle élève tant bien que mal, seule, ses deux enfants, avec un salaire de misère, et ce type, ce type, qui la dépouille ainsi ! Quel salaud !
Lili ne dit rien. Elle laisse passer le flot de mon indignation.
Puis, d'une petite voix :
-          Mais il a les photos de mes enfants ! je suis obligée d'y retourner sinon il va leur faire du mal.
Atterrée, j'abandonne.
Je la ramène chez elle et me jure de n pas la revoir de trois jours, le temps qu'elle se lave. Lili adore me faire la bise.

... Nos chemins bifurquèrent. À son enterrement, après qu'elle eut fait une sévère hémiplégie suivie d'une crise cardiaque, sa fille m'apprit qu'elle n'avait pas cessé de faire appel aux marabouts. Malgré tous les échecs rencontrés, elle s'était délestée de son dernier centime pour rêver comme une petite fille un soir de Noël.


Frédéric

Quand je lui ai dit que j'avais perdu mon chat Pompon et que j'avais pleuré trois heures en salle des profs sans discontinuer, mon fils Frédéric m'a regardée d'un air songeur et m'a dit :
-          c'est bizarre, Monesi.
Il (il, c'est son père) a essayé de te marabouter pour que Bubulle (mon deuxième mari) meure et c'est Pompon qu'a tout pris.

LYDIE
-          Je me suis mise à mon compte, Bernadette. Je suis maintenant sorcière guérisseur. Je vais devenir célèbre. Je fais payer 50 euros mais pour toi ce sera gratuit.
-          T'es pas un peu mégalo, Lydie ? Dis donc, nous avons pris des chemins bien différents, toi et moi. Tu crois pouvoir avoir ta licence ? Le monde médical est bien contrôlé maintenant.
Elle me regarde comme si j'étais devenue folle.
-          Ah, parce que tu crois que j'attends l'autorisation de ces gens-là ? Ils sont à côté de la plaque. Je n'ai rien à voir avec eux.
Moi, pacificatrice :
-          De toute façon, je ne suis pas malade ! (je ne lui dis pas que j'ai un fils schizophrène, étant donné qu'elle l'est elle-même, sans le savoir.)
Elle me contemple gravement :
-          Tu en es sûre ?

Bernadette Behava

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Sortie du métro sur une banlieue grise. Inévitable distribution de tracts, de publicités. Je ne refuse jamais ces offrandes ; c’est ma manière de dire à ces infortunés distributeurs de vide que je les distingue malgré le camouflage sinistre qu’offre l’indifférence générale ; puis j’enfourne ces papiers dans mon cartable. Malgré le tri régulier que j’y fais j’ai retrouvé, coincé dans mon agenda, un petit papillon oublié. Je l’ai lu comme pour le récompenser de son obstination à me suivre. J’ai apprécié la mauvaise qualité du papier et de l’impression, j’ai dégusté les fautes d’orthographe et les promesses du marabout. C’est alors qu’est remontée à la surface de mon existence une rencontre avec une personne extraordinaire.
C’était au cours d’une de mes improbables tranches de vie. J’étais alors caissière dans un hypermarché. Je m’étais liée avec une collègue qui, je le sentais bien, cachait sous sa blouse verte des rêves et des voyages qui m’étaient plus proches que les aspirations de midinettes de la plupart des autres collègues. L’une comme l’autre vivions cet emploi comme une parenthèse nécessaire mais pas définitive. Nous prenions les choses avec légèreté  et les fous rires étaient nombreux ; les « chefs » n’en prenaient pas ombrage et nous attribuaient souvent des caisses voisines. Sans obligations familiales toutes les deux nous étions vouées aux horaires de nocturnes et de week-end. Un soir, après avoir consciencieusement fait nos rouleaux de pièces et nos liasses de billets, et comptabilisé nos erreurs, je lui propose de la faire profiter de ma voiture pour le retour. Elle habitait un petit appartement au sous sol d’un pavillon de banlieue, j’ai eu la surprise de pénétrer dans une petite pièce transformée en temple bouddhique. Elle m’a raconté qu’elle passait la moitié de l’année dans un monastère au Népal et le reste du temps dans nos contrées exotiques pour gagner l’argent nécessaire à sa vie de prières, d’études des sciences occultes et à ses sœurs moniales. Bien entendu à l’occasion de ses séjours en Occident elle renonçait à quelques uns des vœux prononcés : la pauvreté, elle pouvait s’y tenir, nos salaires nous mettaient à l’abri de l’enrichissement ; l’alcool, dommage de se priver d’un bon verre de rouge après une journée de dur labeur ; le célibat, tous les moyens sont bons pour le rapprochement des êtres et des âmes ; consommer de la viande, elle ne dérogeait à cette règle qu’en Bretagne chez sa grand-mère quand celle-ci avait tué le cochon. Tout s’expliquait : sa vêture des plus originales, ses moments d’absences illuminés quand elle récitait des mantras, et son air réjoui quand se présentaient des clients revêches et leurs caddies débordants de victuailles. Elle m’a expliqué qu’elle imaginait des processions d’offrandes aux dieux du panthéon bouddhique. Son imagination parait les clients les moins aimables des tenues de princes hindous inaccessibles.
Mon épisode de caissière a pris fin mais pas mes relations avec cet être surnaturel. A chaque retour elle m’offrait un objet censé me guérir de quelques maux, me  protéger ou m’aider dans mes entreprises (une photo d’un éveillé bénie par lui-même, une écharpe trempée dans les eaux du Gange……….)
Un jour elle a cessé ses voyages et, nantie d’un petit garçon mais pas de son père, elle s’est installée dans la maison de sa grand-mère maintenant décédée. Elle a décidé de faire commerce de son savoir mi-guérisseuse, mi-voyante.
La dernière fois que je suis allée chez elle, je l’ai trouvée armée d’un énorme aspirateur. Je lui ai dit ma surprise, je l’avais toujours connue lumineuse parmi la crasse. Elle m’a rassurée, elle n’était pas devenue une petite fée du logis. Elle m’a expliqué que ce modèle d’aspirateur industriel était parfait pour chasser les mauvais esprits abandonnés par ses clients. Elle m’en a fait la démonstration : elle a aspiré les esprits encombrants en laissant parfaitement tranquilles araignées et moutons de poussière et nous avons pu nous installer pour partager un tchaï, des souvenirs et des rires.

Françoise Bourdon

                                                                                     

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